La vraie histoire de Jamal Khashoggi.

Un titre un peu présomptueux certes, mais il faut y voir une réponse à la toute récente affirmation de la CIA comme quoi MbS, le prince héritier du royaume saoudien, serait bien à l’origine de l’assassinat de Jamal Khashoggi à Istanbul le mois dernier. La conclusion de la CIA vient d’être publiée par le Washington Post (1), où Khashoggi tenait une colonne depuis l’an dernier et y était présenté en tant que journaliste saoudien ayant dû quitter son pays du fait de la répression menée par MbS contre toute forme d’opposition ou de critique.

Comme d’habitude la CIA n’apporte aucune preuve mais parle de sa « grande confiance » basée sur des preuves (evidence) qu’elle ne publie pas et sur des témoignages généralement anonymes dont personne ne peut attester la réalité. Il faut donc croire la CIA sur parole, ce qui est un peu difficile vu que la CIA, comme toute agence de ce genre, ment presque toujours, l’incertitude résidant dans le « presque » (2). On peut donc, avec certes un peu d’ironie, penser qu’il est « presque » certain que MbS n’est pas à l’origine de cette disparition (et sans doute meurtre) de Khashoggi, mais encore faut-il essayer de contextualiser toute cette affaire et tenter de voir à qui profite le crime.

Jamal Khashoggi est un personnage complexe dont un portrait a été réalisé par le site Tunisiefocus.com (3). Proche de Oussama Ben Laden à l’époque de la résistance afghane des années 80 (époque où Ben Laden était aidé par les Américains contre les Soviétiques), homme bien né dans l’oligarchie saoudienne, Jamal Khashoggi a longtemps fréquenté les hautes sphères du pouvoir saoudien, a dirigé le journal Al Watan et aurait également été proche des services de renseignement saoudiens. Toujours est-il qu’il s’est distancé de Ben Laden après le 11 septembre 2001 et s’est rallié aux Frères Musulmans, secte islamiste mal vue en Arabie Saoudite, ralliement qui a précipité sa disgrâce auprès du régime.

Il s’est donc logiquement rapproché d’un grand ami des Frères, le président turc Erdogan et il se sentait chez lui en Turquie. Il était également idéologiquement proche d’Al-Qaïda et de Daech dans la tragédie syrienne, ennemi des musulmans non sunnites et en arrivant même à justifier la mise à mort en 2016, par le régime saoudien, du cheikh chiite saoudien Al-Nimr sous prétexte que ce dernier voulait renverser la monarchie wahhabite. Cheikh dont le jeune fils Ali Al-Nimr est lui-même victime du régime (4), sa mise à mort ayant été reportée sous la pression internationale mais toujours emprisonné dans les geôles wahhabites.

C’est avec une certaine ironie que l’on constate que Khashoggi est mort aux mains des mêmes services, et a priori pour les mêmes raisons, que le cheikh Al-Nimr. Il s’était enfui d’Arabie saoudite après la nomination au pouvoir de MbS par le roi actuel et la purge qui s’ensuivit, son mentor principal Waleed bin Talal ayant été arrêté et sa fortune confisquée. Vivant entre la Turquie et les USA il s’était clairement positionné contre MbS dans ses articles au Washington Post, et ceci donne évidement beaucoup de poids à l’accusation d’une implication directe de ce dernier dans le meurtre de Khashoggi.

On comprend donc que Jamal Khashoggi n’était pas un « simple » journaliste opposé au pouvoir saoudien actuel, qu’il n’était pas neutre dans le combat idéologique entre sunnites/wahhabites et les autres mouvances musulmanes, qu’il militait auprès de la mouvance frériste qu’a dénoncée l’ex-frériste Mohamed Louizi en disant:  (la mouvance frériste) n’a aucune différence avec la matrice idéologique jihadiste de toutes les organisations terroristes: Al-Qaïda, Al-Nosra, Daesh, etc. L’on y trouve, les mêmes textes violents, la même rhétorique jihadiste et les mêmes préconisations à recourir, par obligation religieuse, à l’usage des armes. La différence entre les Frères et les autres, c’est une différence de degré et non de nature (5).

Juste en passant, les Frères Musulmans sont un mouvement très implanté en France (6) et qui compte des individus tel un certain Tariq Ramadan, musulman « moderne » à l’islam qui lave plus blanc que blanc mais néanmoins un porc comme les autres en matière de viol et de traitement dégradant envers les femmes – et surtout des musulmanes.

Jamal Khashoggi, donc, est loin d’être seulement le martyr progressiste opposé au méchant MbS. Khashoggi est aussi un islamiste impliqué dans une guerre de pouvoir au sein du régime saoudien et qui, troquant le keffieh pour la casquette made in USA, menait en réalité une bataille politique depuis les colonnes du Washington Post tout en étant chez lui au sein du régime dictatorial d’Erdogan. A nouveau ceci renforce l’hypothèse d’un assassinat décidé en haut lieu, mais ne le prouve pas.

En effet le mode opératoire, impliquant la venue de quinze agents directement de Riyad le jour de l’événement pour ensuite repartir le même jour au vu et au su de tous, le piège grossier au sein du consulat saoudien où l’on voit un Jamal Khashoggi entrer pour ne jamais ressortir, et les remarques (supposées telles en tous cas) du consul saoudien se plaignant du bazar sanglant et écoutant de la musique pour ne pas entendre la scie découpant le corps, font plus penser à un remake saoudien de Le Père Noël est une ordure qu’à une opération sensible d’élimination d’un opposant par le chef suprême d’un régime expert en matière de violence.

Evidemment, pour rester dans le parallèle cinématographique on pourrait dire que les cons ça ose tout et c’est à cela qu’on les reconnait – autrement dit les services saoudiens seraient tellement cons qu’ils auraient pensé que personne n’y verrait rien mais rien, justement, ne permet a priori de penser que ces gens soient aussi cons (même si c’est tout à fait possible, le mélange de foi et de servilité produisant rarement de l’intelligence). Il y a néanmoins mille façons bien plus discrètes et anonymes de tuer un type, surtout dans des pays aussi violents que les USA ou la Turquie.

Il y a aussi le fait que MbS promet désormais la peine de mort à cinq membres de l’équipe des assassins (7). Pour un oppresseur qui dépend largement de ses services secrets pour se protéger d’un toujours possible coup d’Etat, trahir ainsi ses propres agents mandatés pour éliminer Khashoggi reviendrait à signer son propre arrêt de mort car qui, dans sa garde rapprochée, pourrait encore lui faire confiance? Certes, cette condamnation pourrait n’être qu’une mise en scène pour blanchir MbS, mais cela n’explique pas le choix d’un modus operandi aussi débile et dangereux pour le régime.

Si l’on ne met pas en doute que Jamal Khashoggi fut effectivement tué au consulat, et son corps mis en pièces et dissous d’une manière ou d’une autre de façon à ce qu’il ne soit jamais retrouvé, et si l’on doute a priori d’un tel niveau d’amateurisme de la part de MbS, que reste t’il? L’aller-retour des agents saoudiens le jour du meurtre élimine l’hypothèse d’un « accident », d’un événement imprévu entre Khashoggi et le staff du consulat à Istanbul. En effet cette timeline (8) montre que les agents saoudiens sont arrivés de Riyad tôt le matin du crime, Khashoggi ne se présentant pour son rendez-vous qu’en début d’après-midi. Difficile de nier un lien entre les deux éléments, difficile de nier que ces gens sont arrivés pour le liquider même si la preuve définitive du fait n’existe que sous forme d’enregistrements audio – le genre de chose aujourd’hui facile à créer de toutes pièces (8).

Là est la clé: que valent les « preuves », sous forme d’enregistrements de conversations récupérées depuis l’intérieur du consulat par la montre connectée de Khashoggi et/ou par les micros espions placés là par les Turcs? A priori rien. Que vaut l’allégation d’un coup de fil passé à Khashoggi, avant son aller simple pour le consulat saoudien, par l’ambassadeur saoudien aux USA Khalid bin Salman (frère de MbS) lui confirmant qu’il pouvait se rendre sans crainte au dit consulat? Coup de fil supposément enregistré par les services US mais dont la réalité est niée par les Saoudiens. A nouveau, la CIA n’aurait aucun mal à créer de toutes pièces un enregistrement téléphonique imitant à la perfection les voix des deux hommes. Mais choisir entre la bonne foi des ricains et des Saoudiens c’est un peu comme choisir entre caresser une mygale ou une veuve noire, on perd à tous les coups.

Il y a donc deux grandes options: soit MbS est le donneur d’ordre mais l’opération a été frappée par le syndrome des paillotes corses et le régime fait du damage control à grande échelle, soit c’est un coup monté par une faction saoudienne opposée à MbS visant à le déstabiliser. Heureusement pour lui il est soutenu par Trump et les marchands d’armes occidentaux. Il est surtout le grand ami de Jared Kushner, le beau-fil sioniste de Trump au coeur de la politique moyen-orientale américaine, qui n’a pas du tout envie de lâcher son meilleur allié contre l’Iran (9).

Après la phase théâtrale de positionnement stratégique on s’arrange entre intérêts bien compris, matériels comme spirituels (10). Les USA et l’Occident en général adhèrent à la théorie de la bavure selon laquelle Khashoggi serait mort « par accident » lors d’un interrogatoire un peu « musclé » au consulat saoudien, une « bavure » menée par des « éléments incontrôlés » au sein du consulat, bla bla bla. D’ici deux mois on n’en parlera plus.

C’est une histoire digne de John le Carré, avec des ramifications au coeur de la politique US, du système familial saoudien, de la dictature turque (qui est vraiment Hatice Cengiz, la fiancée de Khashoggi?) et du mouvement frériste. Comme toute affaire impliquant des gens puissants et des gros sous (l’Arabie Saoudite, premier producteur de pétrole, est aussi le premier client mondial sur le marché de l’armement), la crise permet de bouger quelques lignes sans tout casser  (les USA récupèrent le pasteur Brunson détenu par les Turcs) et Erdogan a baissé le son face aux Saoudiens car il sait bien – et on le lui a sûrement rappelé – que son économie part à vau-l’eau et dépend assez fortement des crédits à bas taux que lui fait l’Arabie (11).

L’Arabie Saoudite est l’objet de tous les conflits: elle est la clé de l’axe anti-iranien aux côtés des USA et d’Israël, elle est (encore) riche et la cible des sunnites djihadistes non wahhabites, des Frères Musulmans au groupes terroristes armés. Les élites dépossédées du pouvoir par l’arrivée de MbS ne pensent qu’à se venger. Les wahhabites qui contrôlent le pouvoir religieux au sein du royaume voient d’un très mauvais œil les (très minces) tentatives de MbS pour donner un look moins moyenâgeux à son pays, en laissant les femmes conduire par exemple. Le coût de la guerre au Yémen et une relative baisse du prix du pétrole tapent dans la caisse du royaume et MbS sait qu’il doit diversifier son économie, donc moderniser le pays, donc attirer les investissements dont ceux en provenance d’Israël, donc laisser tomber les Palestiniens au risque de froisser les autres pays sunnites.

Jamal Khashoggi était un activiste frériste et un ennemi du régime ayant accès aux colonnes du Washington Post, donc logiquement un homme à abattre. Fut-il exécuté sur ordre de MbS ou utilisé par certains ennemis internes de MbS pour le faire tomber, l’histoire le dira peut-être un jour. La vérité, entre-temps, risque fort de sombrer sous les sables d’Arabie au son des trompettes de la CIA et du bruissement des dollars de la mort.

Notes:

(1) https://www.washingtonpost.com/world/national-security/cia-concludes-saudi-crown-prince-ordered-jamal-khashoggis-assassination/2018/11/16/98c89fe6-e9b2-11e8-a939-9469f1166f9d_story.html?noredirect=on&utm_term=.2169c273f6f8

(2) https://stonecoldtruth.com/the-cias-legacy-of-lies/

(3) http://www.tunisiefocus.com/politique/le-vrai-visage-du-journaliste-saoudien-assassine-jamal-khashoggi-197704/?fbclid=IwAR2klEecPvKBG-iXVsS3x_YVgL68lPeqD0BWZBdVNYIpCvAvc0v2MKvb4pk

(4) https://zerhubarbeblog.wordpress.com/2015/09/18/ali-al-nimr-lislam-le-sabre-et-la-croix/

(5) https://zerhubarbeblog.wordpress.com/2016/04/05/conjonctions-opportunes-a-paname/

(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Musulmans_de_France

(7) http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/11/15/97001-20181115FILWWW00109-affaire-khashoggi-peine-de-mort-requise-pour-5-accuses.php

(8) https://zerhubarbeblog.wordpress.com/2018/11/16/la-dystopie-en-marche/

(9) https://zerhubarbeblog.wordpress.com/2017/05/23/trump-larabie-et-la-connexion-juive/

(10) https://zerhubarbeblog.wordpress.com/2018/09/11/les-dieux-criminels-au-coeur-des-conflits/

(11) https://www.franceinter.fr/monde/affaire-khashoggi-pourquoi-la-turquie-veut-elle-aussi-menager-le-royaume-saoudien

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